Découverte

Interview : Honey Rose: Underdog Fighter Extraordinaire

Dans la galaxie des jeux vidéo, le visual novel (VN) était un genre jusqu’à peu méconnu par l’Occident. Tout droit venu du Japon où il cartonne depuis la fin des années 90, ce genre nous propose de vivre des aventures textuelles pleines de dialogues avec une multitude de personnages. S’il s’est cantonné pendant longtemps à la simple histoire interactive, il s’autorise aujourd’hui à emprunter ici et là des éléments de RPG aux jeux vidéo plus traditionnels tant et si bien qu’on associe aujourd’hui souvent VN et life-management sim. Et lorsqu’un studio français veut lui aussi s’essayer au style, il ne se contente pas du minimum. Ainsi Honey Rose (sous-titré Underdog Fighter Extraordinaire, rien que ça !) inclut à sa manière des petits bouts de beat-them-all qui s’intègrent dans le gameplay rodé des titres du genre et nous offre une direction artistique de toute beauté. Le pitch introduit aux joueurs Honey : étudiante modèle le jour, catcheuse masquée la nuit. On devra donc jongler entre les différentes activités scolaires de la demoiselle, réviser ses examens, traîner avec ses amis, mais également s’entraîner pour participer à des championnats de catch et des combats de rue. Aux commandes de ce jeu pas comme les autres : Pierre Sylvain Coq aka. l’énigmatique Pehesse… Mais qui se cache donc derrière son masque ? C’est ce que nous allons tenter de savoir en laissant Pierre Sylvain répondre à nos questions. Pour rappel, Honey Rose: Underdog Fighter Extraordinaire sortira sur Steam le 30 septembre prochain, une démo est même disponible sur sa page itch.io si vous souhaitez l’essayer.

Bonjour Pierre Sylvain, peux-tu nous introduire à L’avant d’Après ? Quel est ton parcours personnel dans l’industrie du jeu vidéo ?

Bonjour Thomas ! L’avant d’Après, c’est surtout le nom de mon dépôt d’images sur internet, appelé ainsi pour traduire l’intention derrière son existence : montrer les différentes étapes du processus de création, de l’idée à l’exécution. Il me paraît intéressant de montrer au public le cheminement progressif d’une entreprise aussi longue et complexe que la réalisation d’un jeu, afin de partager l’expérience : les errements, les avancées, les frustrations et les progrès. L’objectif est que le résultat final ne soit pas qu’un produit de consommation, mais la traduction de moments auxquels les gens auront pu s’identifier dans une certaine mesure. En gros, montrer « l’avant » de ce qui vient « après! ».

Mon passage dans l’industrie aura été bref et essentiellement constitué de refus, déceptions diverses liées aux méthodologies de gestion de projets et réalités des contraintes de réalisation dans le cadre industriel, et autres escroqueries à l’embauche (les classiques « tests d’aptitude » destinés à engranger des assets bon marché, ou bien les non moins fameux « réalise un travail, il sera vu par d’autres en guise de salaire ! »). Je reste volontairement vague, et il y a aussi évidemment eu quelques bonnes expériences, rencontres et souvenirs, mais globalement, pour quelqu’un dont l’objectif a depuis toujours été de travailler dans le jeu vidéo, mettre un pied dans la porte de l’industrie a été une désillusion cruelle et brutale.

J’estime avoir de la chance d’avoir entamé mon activité à notre époque, puisqu’elle permet au travail indépendant d’être au moins aussi viable que n’importe quelle autre production (en tout cas, en terme de légitimité créative… en terme de revenus, ça reste à voir !). Je parviens malgré tout à réaliser mon rêve, même si ça n’est pas de la façon que j’imaginais à l’époque !

Tu as fondé ton studio en 2013 et Honey Rose est ton premier projet commercial. As-tu eu directement l’envie de réaliser un visual novel ?

J’ai commencé à travailler sur Honey en guise de terrain d’apprentissage, dans l’optique de m’entraîner à l’animation 2D et à divers procédés narratifs. En ce sens, un visual novel était l’exercice de style parfait, combinant les différents éléments que je souhaitais travailler ! A l’époque, j’avais commencé à développer un projet de science-fiction comme pièce de portfolio, qui s’est révélé trop ambitieux pour être réalisé immédiatement et je souhaitais me faire les dents sur un projet plus humble. J’ai choisi parmi ma série de pitchs fictionnels le projet qui me parlait le plus et essayé de développer un prototype rapide pour tester sa viabilité, voir si je serais en mesure de le réaliser intégralement… et il s’est avéré que oui ! C’est uniquement après avoir eu cette certitude que j’ai enregistré mon activité comme structure administrative. En ce sens, c’est l’inverse de ta question qui s’est produit : j’ai commencé à réaliser un visual novel, et une fois sûr que je pourrais le mener à terme, j’ai fondé mon studio pour lui permettre d’exister en tant que projet commercial. Donc Honey sera bien mon premier projet solo commercial… mais il y a aussi une longue liste d’essais le prédatant !

Aussi incroyable que ça puisse paraître, ton jeu est avant tout est parti d’un « délire » sur des héroïnes de jeux vidéo posté sur Deviantart ? Tu peux nous en dire plus ?

« Délire »… c’était tout à fait sérieux ! (rires) J’ai réalisé cette série d’illustrations dans le but de proposer une série de pitchs fictionnels de jeux auxquels j’aurais voulu jouer ou participer à la création, chacun basé sur une héroïne elle aussi créée de toute pièce pour l’occasion. Le jeu vidéo dans son ensemble manque cruellement de protagonistes féminins singuliers, et j’ai voulu proposer une série de projets fictionnels les plus crédibles possible centrés autour d’héroïnes.

Une majorité de réactions, enthousiaste à l’idée de jouer à ces jeux et surprise de n’en avoir jamais entendu parler jusqu’à présent, m’a confirmé qu’un public était en attente de telles propositions. Parmi tous ces projets potentiels, j’ai choisi de développer Honey, car c’était celui qui me parlait le plus entre tous, à cause des thèmes qu’il abordait et des mécaniques qui le composaient (dans le pitch original, il était simplement question de gestion statistique avec des segments type beat’em up sans rentrer dans les détails de ce que chaque terme impliquait exactement, mais l’image que j’en avais à l’époque est restée très proche de ce que le vrai jeu donne au final, malgré les modifications et concessions inhérentes à la réalisation d’une idée de ce type.)

Le jeu comprend des textes générés en temps réel en fonction des choix du joueur, peux-tu nous expliquer cette spécificité et ses implications en cours de partie ?

Bien sûr ! Un de mes problèmes avec le visual novel en tant que genre ludique tient à sa rejouabilité : si un joueur recommence l’expérience et effectue les mêmes choix ou actions, la partie narrative ne fluctuera pas et il verra (dans la majorité des cas) le même script. Le plaisir de la découverte de ce script étant une des récompenses principales et un des intérêts majeurs du genre, je voulais trouver comment le maintenir présent même dans le cas de parties successives. J’ai essayé d’appliquer un principe clairement inspiré des travaux de l’Oulipo, avec des recompositions de segments de phrase pour reconstituer des dialogues entiers.

Si on imagine un paragraphe constitué de 5 phrases, l’objectif est que chacune de ces phrases puisse être remplacée par une autre au sein d’un « set », permettant de changer au minimum le phrasé, et parfois même jusqu’au sens même ou à l’idée véhiculée par la phrase. L’intégralité du jeu n’utilise pas ce principe (le script serait absolument ingérable), mais les quelques situations l’utilisant permettent que les événements les plus courants ne soient malgré tout pas aussi répétitifs qu’ils pourraient l’être si le texte se répétait à l’identique à chaque fois. Évidemment, ensuite, il y a une part de chance dans le tirage, et un lecteur peut tout à fait tomber plusieurs fois de suite sur la même recomposition… mais souvent, même les dialogues anodins ont des recompositions, parfois simplement à l’échelle de quelques mots, qui devraient permettre aux joueurs de rejouer au jeu sans avoir strictement la même expérience à chaque fois, même s’ils jouent de la même façon.

L’autre facteur important dérivé de cette recherche est la structure même de la narration, qui est un mélange d’événements séquentiels et tirés aléatoirement. La majorité des évènements du jeu suit un ordre logique (une situation A conduit à une situation B, et il n’est pas possible de voir B avant d’avoir vu A), mais l’ordre des séquences les unes par rapport aux autres peut changer (dans notre exemple précédent, on peut avoir une situation C qui affecterait potentiellement A ou B en fonction de si on voit C avant A, avant B, ou après les deux).

En pratique, le jeu est constitué d’une trentaine d’événements « critiques » auxquels le joueur assistera nécessairement durant chaque partie, le contenu exact de ces évènements étant affecté par leur choix et les conséquences statistiques qu’ils entraînent. Le reste de la partie est constitué de plusieurs centaines d’événements annexes que le joueur verra ou non en fonction de ses choix, et donc le contenu exact dépend de l’ordre où ils sont vus, et parfois de recomposition de texte au sein même des événements. Ainsi, chaque partie unique du jeu raconte une histoire similaire, mais jamais identique, et si à l’échelle globale le récit progressera toujours à un rythme défini d’avance, le détail exact des péripéties est variable !

Pourquoi avoir choisi le moteur de jeux Construct2 comme base de réalisation ?

Il y a deux raisons principales : la première tient au moteur même et à sa philosophie, qui est de permettre la programmation sans utiliser de syntaxe. Le moteur utilise un principe de connecteurs logiques visuels, permettant d’accéder au potentiel complet d’un langage de script sans avoir à écrire soi-même la moindre ligne. Game Maker est un autre programme qui partage cette approche, mais Game Maker la propose uniquement comme béquille d’apprentissage : pour exploiter complètement le moteur, il est important d’apprendre le langage GML. Dans Construct 2, l’intégralité des fonctionnalités du moteur est accessible grâce aux connecteurs logiques. En somme, n’étant pas programmeur, je peux réaliser avec C2 des jeux intégralement en solo !

L’autre raison est purement économique : les moteurs de création se sont démocratisés ces dernières années, mais restent des outils assez chers, et j’ai eu la chance qu’un ami m’offre une licence pour C2 il y a des années !

Honey Rose n’est pas qu’un visual novel puisqu’il fait un crochet par le beat-them-all. Est-ce une nécessité pour ajouter du rythme ou une volonté de te démarquer ?

Le jeu est avant tout un simulateur statistique : les parties visual novel et beat’em up sont des systèmes de présentation et d’interaction, mais le coeur de l’expérience est basé sur les choix du joueur affectant directement les statistiques qui régissent le jeu. De fait, il n’est pas un « VN qui fait du beat’em all », pas plus qu’un « beat’em all avec une histoire » : les deux parties sont équivalentes et ont chacune autant d’importance narrative et dramatique. Les combats sont une part intégrale du rythme du jeu, et leur présence participe à la singularité de son expérience. Je voulais que la narration soit ponctuée de micro-climax dramatiques réguliers et ritualistiques, afin de traduire au joueur le ressenti de l’héroïne de l’histoire. Les combats de rue sont des péripéties potentielles, des coups de pression ponctuels permettant au joueur de mesurer le résultat de son entraînement. Les matchs, quant à eux, sont les morceaux structurels importants de l’histoire, et rythment l’intégralité du jeu : durant le VN, on aspire à y participer, et durant les matchs, on souhaiterait revenir à l’entraînement pour être mieux préparé !

C’est pour cette raison que les conditions de victoire et défaite du jeu sont décorrélées des conditions classiques de ce genre : perdre un combat ou un match ne conduit pas directement à un game over, et il est même attendu que le joueur perde ses premiers combats (même s’il est tout à fait possible d’être victorieux à chaque match dès qu’il est disponible, et ce même en mode de difficulté élevé !). « Gagner » ou « perdre » ont des significations différentes en termes narratifs, et influent sur la suite des évènements, plutôt qu’être de simples vérifications de compétence. J’espère que les joueurs auront la curiosité de tester ces différentes possibilités !

Quel est ton regard sur l’explosion du visual novel notamment en Europe avec une foule de sorties Steam ces dernières années ?

Je suis heureux qu’un genre historiquement marginalisé parvienne à trouver une légitimité aux yeux d’un public plus large ! On est malheureusement toujours à l’heure d’un débat stérile sur ce qui constitue un « vrai jeu vidéo » ou non, mais j’espère que nous parviendrons à terme à dépasser ces considérations et à apprécier un ensemble plus large d’expériences interactives, des plus contemplatives aux plus impliquées.

Ensuite, j’ai aussi un regard critique sur nombre de productions qui se contentent de reproduire des codes narratifs et esthétiques qui ne nous appartiennent pas. Le visual novel a été vastement développé au Japon, et il en résulte que bon nombre de thèmes et spécificités de présentation sont inhérents à des codes japonais, mais ont moins de sens quand ils sont réalisés par des Occidentaux. J’aimerais que davantage de développeurs de VN prennent plus de risques sur la signification même de ce qu’est un VN, de la présentation au contenu, au lieu d’appliquer des codes qu’ils ne comprennent et ne maîtrisent pas nécessairement. Le VN, avec son statut de fiction interactive visuelle, est un genre riche avec autant de potentiel qu’un autre, et il serait dommage qu’il stagne à cause d’une servilité à une tradition qui nous échappe. Heureusement, il existe aussi des contre-exemples notables et des équipes qui utilisent le genre pour proposer des expériences uniques et personnelles : je pense ici en premier lieu aux jeux de Moacube, mais les exemples sont nombreux !

A la fois léché visuellement et possédant des personnages forts, Honey Rose a finalement tout pour faire un bon film d’animation, non ?

Merci beaucoup ! Cependant, Honey a été intégralement pensé pour être une expérience interactive. Les thèmes de fond qui sous-tendent l’histoire de Honey (l’incertitude et l’angoisse, l’attente des résultats, l’espoir de réaliser un rêve…) ont traversé beaucoup d’oeuvres, mais ici ils sont davantage portés par la forme du jeu, sa narration et ses mécaniques que par une idée de scénario surplombant l’ensemble.

Merci à toi, on te souhaite un bon lancement !

Merci à vous, je n’ai jamais croisé les doigts aussi fort. (rires)

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